Angelos SIKELIANOS

Angelos SIKELIANOS



Mort en 1954, à l’âge de soixante-sept ans, Angelos Sikelianos porta la poésie grecque à son plus haut niveau d’incandescence. Ceux qui croient à la métempsycose ou métensomatose, autrement dit aux transmigrations de l’âme humaine à travers des corps successifs, pourraient voir en lui la figure réincarnée de certains poètes d’autrefois, je pense notamment à Pindare pour le verbe, à Héraclite pour la pensée. La voix de Sikelianos s’élève au milieu des autres voix poétiques de son temps comme une mélodie isolée, un solo immédiatement reconnaissable au milieu du concert bruissant des cigales.

Voix également tempétueuse et quelquefois même emphatique mais aussi prophétique. Sikelianos éleva le poète au rang de créateur, un créateur qui n’est plus inspiré par les Muses, mais « missionné » par le destin et par son époque. Avec vocation à l’universel, mot par lequel Sikelianos n’entendait pas un vague sentiment d’appartenance cosmique mais au contraire l’approfondissement de sa propre mémoire et de sa propre tradition, une sorte d’enracinement dans la patrie du Verbe. Parole haute donc, hermétique parfois, mais toujours parcourue d’une sève furieuse, de visions prophétiques, qui le portèrent à retrouver en chaque facette du paysage, chaque détail de la vie paysanne, un symbole vivant et signifiant. La lumière, le sol, le ciel, les montagnes, les fleuves de la Grèce furent pour lui autant de phases et de phrases d’illuminations.

Rhapsode des temps nouveaux, il lui arrivait de déclamer ses poèmes sur les places des villages et devant ses amis. Nombre de ses poèmes – en raison des fièvres et des élans qui les parcourent – tiennent beaucoup plus de l’oratorio que de la métrique traditionnelle. Il croyait à l’âme du monde et à la double mission salvatrice de la Grèce et de la poésie. Aussi s’inspira-t-il souvent dans son œuvre des poètes de la Grèce antique et de la Grèce médiévale. À la période tragique de la guerre et de l’occupation allemande – près d’un million de morts de faim en Grèce en 1943 et 1944 – succéda jusqu’en 1949 une guerre civile plus atroce encore par les conséquences durables qu’elle eut dans le pays jusqu’à une époque très récente. La période de 1940 à 1950 inspire à Sikelianos une suite de poèmes au service de thèmes immédiats, à savoir la guerre et le drame de l’occupation allemande. Le principal recueil de cette époque s’intitule Poèmes akritiques

Poésie de combat, donc, mais non poésie militante, autrement dit poésie partisane. Paru en Grèce en 1942, le recueil fut traduit en français en 1944 par Octave Merlier, alors directeur de l’Institut français d’Athènes, qui eut l’excellente idée d’en envoyer, dès sa parution, un exemplaire à Paul Éluard. Et celui-ci, impressionné et même bouleversé par ces poèmes, écrivit à Sikelianos une très belle lettre : « En pleine occupation en France, dans la nuit extrême contre laquelle nous combattions, il nous a suffi de lire vos Poèmes akritiques pour nous rendre compte qu’un très grand Poète avait su, pour reprendre un de vos vers « donner sa voix à la nuit » – à notre nuit. Une voix antique parlait pour nous tous… Bouleversante continuité de l’hellénisme à travers trois millé-naires… Voilà ce que seule la Grèce pouvait donner, voilà ce que vous nous apportez, mon cher Sikélianos, en vous montrant plus qu’un Poète, un Homme dans toute la force du terme, maître du temps, de la clarté et de tous les mystères, maître de sa forme et de son contenu, maître de sa place dans le monde, homme d’une civilisation absolue . » Homme d’une civilisation absolue. On ne saurait trouver plus belle et plus juste formule pour définir en Sikélianos le poète et l’homme. Oui, Sikelianos fut ce poète absolu de la Grèce dont il a, plus encore que d’autres, saisi la prodigieuse et secrète continuité depuis Homère jusqu’à nos jours.

Jacques LACARRIÈRE

(Revue Les Hommes sans Epaules).

  
 
À lire (en français) : Poèmes Akritiques, suivi de La mort de Digenis (tragédie), (Institut français d’Athènes, 1960), Dédale en Crète, édition bilingue, (Université Paul Valéry, Montpellier, 1986), Le dithyrambe de la Rose, édition bilingue, (Université Paul Valéry, Montpellier, 1989), Une voix orphique, choix de poèmes, édition bilingue, (Éditions de la Différence, collection « Orphée », 1990).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Jacques LACARRIERE & les poètes grecs contemporains n° 40